Il ne suffit pas de se satisfaire de l'augmentation de la pratique du vélo en ville et de la multiplication des pistes cyclables ; les nouvelles pratiques profitent-elles à tous, et notamment aux cyclistes occasionnels et aux marcheurs ? N'oublions pas que, comme le rappelle l'anthropologue, marcher est le ciment de la ville.

En période de crise sanitaire, le vélo, mode de transport porte-à-porte, ouvre des marges de manœuvre et de liberté à un moment où des limites s’imposent. Maîtriser sa vitesse, contrôler le temps de parcours sans risque de se tromper car le cycliste ne connaît pas les bouchons urbains ou périurbains, stationner sans difficulté, on part quand on veut pour éviter la cohue, on choisit sa route pour privilégier un trajet plus calme, ou, par un itinéraire différent, on explore la ville et ses innombrables ramifications.

Pourtant, ouvrir des pistes, lorsqu’elles sont étroites, encourage seulement les 5 % de cyclistes hyperrapides – ceux qui font les trajets domicile-travail et les livraisons –, des publics en général assez lestes, plutôt jeunes, seuls et masculins. C’est mieux que rien mais cela ne suffit pas. Car la vitesse peut décourager les autres, cyclistes occasionnels, familles ou seniors, ou bien le différentiel de vitesses est susceptible de générer des conflits. On l’a vu lors de la grève à Paris, ou à certains moments de la crise sanitaire, lorsque les flux ont triplé tout à coup.

Les collectivités n'ont d'autre choix que de ralentir la ville afin que la pratique reste hybride avec des cyclistes réguliers et d’autres occasionnels. La logique de couloir vaut pour des connexions longues de dix ou quinze kilomètres, ou pour traverser les carrefours complexes, à condition de pouvoir s’y doubler et de ne pas grignoter sur l’espace public existant réservé aux piétons. Il n’est plus question de faire des petites pistes d’un mètre de chaque côté de la rue. La meilleure solution pour assurer une cohabitation multimodale, c’est de ralentir la ville. Bilbao, Valence, Barcelone, Montréal, Gand, Bogota, et bien sûr Copenhague l’ont bien compris : la cohabitation harmonieuse entre la marche, le vélo et les trottinettes passe par un élargissement conséquent, là où c'est possible, des pistes cyclables, ou par la création d’espaces partagés à la fois généralistes et généreux.

Pour élargir une pratique apaisée, réellement démocratique du vélo, les collectivités se doivent de ralentir la ville en s'occupant du maillage des voies secondaires : limitation à 20 km/h ou 30 km/h, y compris dans les banlieues périphériques, accroissement des espaces partagés de cohabitation piétons-vélos-autos, redonner ainsi à la rue sa fonction primaire de lieu de vie. Ruelles vertes à Montréal, « supermanzanas » à Barcelone, « vélorues » à Gand. Illusoire en effet de croire qu'on roule à 50 km/h en ville alors que, de fait, la vitesse automobile ne dépasse pas 18 km/h en moyenne.

Les collectivités sont devant un dilemme : soit opposer le vélo à l'auto, le vélo à la marche, la marche à l'auto, soit inventer et multiplier les espaces partagés, les zones de rencontre, au risque d'indisposer les égo-macho-cyclistes dopés à la testostérone (et que dire des automobilistes coincés dans leur auto-égo-bulle...). Le sacro-saint mythe de la continuité de la piste dût-elle en prendre un coup, une pratique démocratique civile, respectueuse et mature du vélo, comme à Berlin, Amsterdam ou Zurich, en passera par là. Eh oui ! Il n'est pas déshonorant pour un cycliste de mettre naturellement pied à terre quand il traverse une zone piétonnière. Last but not least, partout dans le monde, les politiques en faveur du vélo et des mobilités partagées renforcent l’attractivité des villes, notamment pour les jeunes générations. Car plus que la ville cyclable, le véritable enjeu n'est-il pas la ville habitable ?

Ce billet a été modifié le 19 septembre à 9h48