D'après Joan C. Tronto, plutôt que la production, le care devrait être au centre de notre vie. Pour elle, le care doit s'appliquer aussi à l'architecture. Elle nous invite à « ne plus considérer les bâtiments comme des choses mais comme un tissu de relations continues, dans le temps et dans l’espace, avec un environnement, des individus, une faune et une flore ». Dans l'article, inédit en français, care est traduit par ménager ou ménagement plutôt que par prendre soin, acception la plus commune. Extraits (Traduction par Joanne Massoubre et Martin Paquot, avec l’autorisation de Joan Tronto).

D'autres rapports entre l'environnement bâti et les vivants

Qu’exigeraient une architecture et un urbanisme du ménagement ? Il n’est pas question ici d’une meilleure conception ni des soi-disant établissements de « santé », ni des hôpitaux ou des résidences pour personnes âgées. Suivre les voies du care ouvertes par les féministes de la génération passée nécessite de considérer d’une toute autre façon les rapports entre l’environnement bâti, la nature et les êtres humains. Adopter le care comme concept central des disciplines de l’architecture et de l’urbanisme implique une réorientation radicale.

(...) De tout temps et en toute civilisation, l’œuvre architecturale a incarné la puissance du pouvoir. (...) Parce que leur travail demande généralement d’immenses ressources, les architectes ont souvent été au service des goûts et des intérêts des plus puissants, leurs commanditaires. Des époques entières sont illustrées par des constructions importantes : barrages, plans de villes, cathédrales, châteaux, gratte-ciel, stades, ponts, villas sur catalogue, ensembles de logements sociaux ou jardins. Souvent l’objectif est d’intimider ou de contrôler ceux qui vivent à l’intérieur ou à proximité de ces réalisations. (...) Dans d’autres cas, architectes et constructeurs adoptent des postures plus bienveillantes aux différentes formes de vie présentes dans leur environnement, parfois, d’eux-mêmes, ils suggèrent des parcs publics, des logements accessibles, des ruelles accueillantes...

Si les bâtiments protègent les gens des intempéries, les architectes et constructeurs n’en prennent pas soin par eux-mêmes. Que se passe-t-il à l'intérieur du bâtiment ? Comment s'intègre-t-il dans son contexte ? Comment est-il construit ? Qui va-t-il abriter ou déplacer ? Tous ces aspects influent fondamentalement sur la nature du ménagement dispensé par le bâtiment. Le plus souvent, donc, les architectes et les urbanistes se soucient du monde dans la perspective de mettre des « choses » au service d’opinions particulières, notamment celles du pouvoir et du capital.

Plus et mieux qu'une architecture durable

(...) Tout commence avec la responsabilité de ménager, non seulement cette « chose », son créateur, constructeur ou commanditaire, mais aussi toutes celles et ceux qui sont impliqués. Par exemple, qu’arrive-t-il aux gens, aux magasins, aux biens, aux communautés déplacées pour laisser la place à un parc ? Qui occupera cet espace à l’avenir ? Comment les matériaux ont-ils été produits ? Qui nettoiera et prendra soin de ce bâtiment, cette rue, cette infrastructure ? A-t-elle été construite pour durer ou pour rester debout le temps que le constructeur ne soit plus tenu responsable des défauts de mise en œuvre ?

(...) Ne plus considérer les bâtiments comme des « choses » mais comme un tissu de relations continues – dans le temps et dans l’espace – avec un environnement, des individus, une faune et une flore, transforme fondamentalement l’intention architecturale.

(...) Nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. (...) Ménager est toujours une activité, une pratique. Lorsque les gens commencent à y réfléchir, ils se considèrent souvent comme ménageurs ou ménagés. Mais il est important pour nous de reconnaître que les êtres humains, les animaux, les plantes et toutes choses naturelles et artificielles sont également enchevêtrées dans le ménagement.

Caring about, caring for, care giving, care receiving, caring with

Caring about (faire attention à) signifie que nous sommes attentifs aux besoins auxquels il faut répondre. Tâche plus difficile qu’il n’y paraît à première vue : certains besoins sont rendus difficiles à voir ou délibérément ignorés. Et s'ils sont reconnus, ils sont souvent en conflit entre eux. Quels besoins devraient-ils être prioritaires ? Ceux des riches devraient-ils compter davantage que ceux des agriculteurs, des moins riches, de la Terre elle-même ?

Caring for (prendre soin de) concerne l’acceptation et la répartition des responsabilités. Une fois que l’on a constaté un besoin de ménagement, quelqu’un doit intervenir et revendiquer cette responsabilité, ou déterminer qui d’autre pourrait prendre cette responsabilité. (... ) Pour les architectes, caring for impliquerait d’assumer la responsabilité de l’ensemble du processus de construction. Non seulement la manière dont les matériaux sont obtenus et transportés et leur impact environnemental, mais aussi ce qui est déplacé et la façon dont le bâtiment sera entretenu.

Care giving (donner des soins) exige une attention aux actes réels du ménagement. Pendant la construction, les travailleurs sont-ils protégés ? Human Rights Watch a publié en 2017 un rapport très critique sur le traitement des ouvriers du bâtiment travaillant au Qatar sur les stades de football pour la Coupe du Monde de la FIFA 2022. Si un bâtiment est censé offrir un refuge, comment le fait-il ? Comment les matériaux et les ouvriers sont-ils choisis, transportés, utilisés ?

Care receiving (recevoir des soins). Que se passe-t-il ensuite ? Parce que le ménagement se perpétue, tout ce qui est impliqué dans son processus sera affecté et transformé d’une façon ou d’une autre par celui-ci. Dans quelle mesure les besoins à l’origine du processus ont-ils été satisfaits ? (...) Dans les bâtiments et les lotissements, il est nécessaire de mettre en place une forme d’évaluation continue. Comment le bâtiment supporte-t-il l’épreuve du temps ? Qui paie les réparations ? Quels types d’activités et de responsabilités les utilisateurs devraient-ils prendre ?

Caring with (rendre). La nature récurrente du ménagement soulève un autre ensemble de préoccupations. Est-il fiable dans le temps ? Quand leurs besoins sont satisfaits de manière stable dans le temps, les personnes peuvent développer une appréciation pour ceux autour d’eux qui fournissent ce ménagement répété. Dans de tels cas, il devient un moyen de favoriser la solidarité et la confiance entre les personnes. Solidarité et confiance ont un effet salutaire : elles rendent plus probable que les ménagés d’hier deviennent par réciprocité les ménageurs de demain. (...) Celles et ceux qui vivent dans des communautés où le ménagement fait partie de leur vie collective quotidienne se sentent plus en sécurité et font davantage attention à leur environnement.

Dans un élan d'inquiétude non dénuée d'espoir, Joan C. Tronto conclut ainsi :

L'architecture est une question de pouvoir, toutes les formes de ménagement regorgent de relations de pouvoir. Habituellement, ceux qui ont des besoins sont dans une situation subordonnée, mais ce n'est pas toujours le cas. Voici donc que se profile la question incontournable : Comment pouvons-nous consacrer notre pouvoir à ménager notre planète brisée ? Les architectes et les urbanistes fourniront sûrement une partie essentielle de la réponse s'ils s’en soucient suffisamment pour essayer.