Anomie des guerres sans nom

Mieux que beaucoup d'autres, Bertrand Tavernier aura su éclairer l'Histoire en entrant dans ses grands moments par l'avant (les causes) et surtout par l'après (les conséquences). Que la fête commence (1975) : sur la Régence de Philippe d'Orléans (1715-1723), son confident l'abbé Dubois et l'enfance de Louis XV. Coup de torchon (1981) : sur la folie meurtrière qui s'empare de Lucien Cordier, représentant de l'ordre du petit village de Bourkassa, en Afrique occidentale française, quand le colonialisme français commençait à craquer, juste avant la seconde guerre mondiale. La vie et rien d'autre (1989) : le combat héroïque d'un professeur de médecine en 1920-1921 pour retrouver et identifier les 200.000 morts et disparus. Capitaine Conan (1996) : l'armistice est signé le 11 novembre 1918 à l'Ouest, mais la guerre continue dans les Balkans. La princesse de Montpensier (2010) : adaptation de la nouvelle de Madame de La Fayette, sur les dégâts collectifs et psychiques des sanglantes guerres de religion.

Illustration de la passion de Tavernier pour l'Histoire vue par ses conséquences : l'admirable documentaire La guerre sans nom (1992), coscénarisé avec le non moins remarquable Patrick Rotman qui signe des interviews haut de gamme assis à la table de cuisine des interviewés. Trente ans après leur retour de la guerre d'Algérie (1954-1962), des militaires engagés, des appelés du contingent, des harkis, des partisans de l'Algérie française et des sympathisants de l'Armée de libération nationale, tous de la région de Grenoble, parlent à micro ouvert, souvent pour la première fois. Le documentaire de 4 heures, jamais ennuyeux, est entrecoupé d'images d'archives personnelles des personnes interviewées. Tout remonte à la mémoire : les ambiances, la vie des popotes, la torture et les passages à tabac, les courriers édulcorés envoyés à l'épouse ou à la fiancée, les amis disparus, les images et les sons enfouis...

Figures féminines

Tavernier fut aussi un réalisateur qui sut filmer le courage et la singularité des femmes. Isabelle Huppert (Le juge et l'assassin, Coup de torchon), Romy Schneider (La mort en direct), Sabine Azéma (Un dimanche à la campagne, La vie et rien d'autre), Charlotte Kady (L.627), Marie Gillain (L'appât), Nathalie Baye (Une semaine de vacances), Christine Pascal (Que la fête commence, Des enfants gâtés), jusqu'à la merveilleuse Mélanie Thierry (La princesse de Montpensier).

Alors, Tavernier, cinéaste féministe ? Il faut reconnaître que, de ce point de vue, Tavernier fut en avance sur son temps et offrit aux actrices et aux spectateurs des figures féminines lumineuses et affranchies.

Des acteurs au sommet de leur art

Philippe Noiret magnifié dans six des films de Tavernier : l'horloger Michel Descombes dans L'horloger de St-Paul, Philippe d'Orléans dans Que la fête commence, le médecin-commandant Delaplane, le justicier illuminé dans Coup de torchon, etc. Noiret, un double imaginaire du cinéaste ?

Le si truculent et illuminé Jean-Pierre Marielle, ci-devant marquis de Pontcallec, dans Que la fête commence, Don Quichotte de la Bretagne indépendante. Le fourbe et retors abbé Dubois, alias Jean Rochefort dans Que la fête commence, seulement intéressé par la pourpre cardinalice. Philippe Torreton, sublime Capitaine Conan mais aussi enseignant héroïque et engagé dans Ça commence aujourd'hui.

Le procureur royaliste désabusé Jean-Claude Brialy qui traîne en Ardèche sa nostalgie des fastes et torpeurs d'Indochine du fait d'avoir dû rentrer en France à cause de ses convictions anti-républicaines. Sans oublier l'inoubliable assassin malgré lui Michel Galabru, psychopathe habité par ses pulsions et finalement très attachant dans Le juge et l'assassin. À tous, Tavernier aura offert de grands rôles, qu'ils auront porté à leur acmé.

Dans un cinéma tout de mouvement et pétri d'humanité, comme l'a dit fort justement Mélanie Thierry, il avait ce don de voir en toute chose de la beauté. Lui rendre hommage, c'est aussi rappeler tout ce que nous devons aux femmes et hommes de cinéma dont il sut s'entourer. Notamment le scénariste-dialoguiste Jean Aurenche. Illustration 1. L'assassin au juge dans Le juge et l'assassin : Je me fous de votre société. Moi, je relève de Dieu. Il y a trop d'inégalités, de souffrances. J'ai fait oeuvre de justice. C'est la France qui est coupable. Il y a trop de misère. Illustration 2. Le médecin-commandant Delaplane à un employé de son service d'identification des soldats tués dans La vie et rien d'autre : Sais-tu ce que c'est seulement qu'un disparu ? Ça peut être un mort ou un vivant à moitié, un cul-de-jatte, un sourd, un aveugle, un amnésique ou même seulement un déserteur.

Et vive le cinéma... en salle !