Dans le chapitre IX, Hiroshima, pages 223-233, Zinn raconte le mensonge sur Hiroshima fomenté par les États-Unis, qui, sous prétexte de mettre rapidement fin au conflit mondial, n'hésitèrent pas à devenir ainsi le premier État, et pour l'heure le seul fort heureusement, à utiliser l'arme nucléaire et à massacrer, sous couvert de grande croisade morale, des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants de Hiroshima (6 août 1945) et de Nagasaki (9 août 1945). Toutes les études sérieuses aujourd'hui convergent pour considérer que, même si les bombes atomiques n'avaient pas été lancées, le Japon aurait capitulé avant le 1er décembre 1945 à coup sûr et probablement avant le 1er novembre 1945.

Pourquoi Truman a-t-il donc décidé de frapper un pays exsangue et prêt à capituler ? Quels sont les mécanismes de décision qui ont abouti à cette double catastrophe ? Sont-ce les militaires ou les civils entourant le président qui emportèrent son adhésion ? D'après Zinn, contrairement à une idée reçue, ce furent les civils (Stimson, Byrnes). Et il analyse avec finesse et acuité le processus de décision qui aboutit au pire. Phénomène désormais bien documenté pour d'autres catastrophes "célèbres" (explosion en vol de la navette Challenger le 28 janvier 1986 par exemple), si plusieurs personnes avaient été écoutées, une telle (double) décision monstrueuse ne fût pas prise. Les six commentaires d'Howard Zinn sont très édifiants.

Premier commentaire : À l'intérieur d'un système, personne ne devrait se trouver écrasé par ce système au point d'être paralysé (p. 231). Il faut savoir jouer calmement des probabilités statistiques, exercer au maximum la pression dont on est capable, même quand on ne sait rien de ce que d'autres peuvent être en train de faire en même temps. Autrement dit : dans une réunion ou une commission, écouter la personne muette peut être vital.

Second commentaire : L'envie de gagner la guerre, et le plus vite possible, semble avoir dominé tous les esprits au point d'interdire tout jugement rationnel et humain. Autrement dit : la vitesse d'accélération des décisions nuit souvent à la sagesse des décisions prises.

Troisième commentaire : Oppenheimer a déclaré qu'il n'avait pas la moindre idée de la situation militaire au Japon, le général Groves n'avait pas les mêmes informations que le département d'État… D'où l'importance de la libre circulation des informations ; et faut-il rappeler que les USA étaient en 1945, depuis 150 ans déjà, en démocratie… Autrement dit : en démocratie aussi, l'information est un pouvoir à partager davantage.

Quatrième commentaire : Certaines personnes (y compris au plus haut niveau des États) auraient besoin de revoir radicalement leur sens du bien et du mal. Les valeurs n'ont pas grand-chose à voir avec la quantité de données ; et ce n'est pas une simple information supplémentaire qui va obligatoirement les faire changer. Cela exige le plus souvent, nous dit Zinn, une expérience directe, un bouleversement psychologique ou une pression irrésistible, un assaut général contre leurs sentiments (p. 232). Autrement dit : le 21è siècle sera éthique ou ne sera pas.

Cinquième commentaire : Il faut que les gens soient prêts à prendre des décisions en dehors de leur domaine. Oppenheimer et les trois autres savants de sa commission avaient le sentiment que le largage de la bombe se situait vraiment en dehors de leur univers de savants. Il faut en finir avec le respect paralysant des spécialistes et cesser de croire que les experts connaissent leur affaire. Il y a une certaine incompatibilité entre la spécialisation et la démocratie. (p. 233) Autrement dit : les experts font les impairs.

Sixième commentaire : Les efforts accomplis pour faire modifier, dans une situation donnée, une décision qui ne vient pas de soi doivent être à la hauteur des périls que fait courir cette décision. Il se peut que les façons ordinaires et habituelles de protester ne soient plus suffisantes aujourd'hui que l'espèce humaine entière est à la merci d'une poignée de décideurs. On n'a pas seulement besoin de calme et d'action raisonnée. Ou, plus exactement, il faut songer calmement et raisonnablement à prendre des mesures extrêmes. Bref, dans ce cas, réunir une commission de plus n'aurait probablement pas suffi à inverser la décision présidentielle. Autrement dit : dans certaines situations des plus aiguës, la résistance civile et civique à l'ignoble est légitime à s'exprimer.

Au-delà des déflagrations monstrueuses de Hiroshima et Nagasaki, d'autres catastrophes passées et peut-être à venir peuvent se lire via ce type de processus de décision délétère. Et ce schéma analytique et systémique s'applique aussi dans le cas de micro-décisions quotidiennes des Etats, des entreprises, des ad-mini-strations. Dans la série de ses trois ouvrages de référence qui font, osé-je l'espérer, le quotidien des grands managers privés et publics de ce monde ainsi que des écoles et des établissements qui les forment, Christian Morel décrit "les métarègles de la fiabilité".

Privilégier la décision collective plutôt que la décision hiérarchique, développer le débat contradictoire avant la prise de décision et faire s'exprimer les muets en réunion, rechercher le consensus et en vérifier l'authenticité, multiplier les briefings et debriefings, réduire les risques de dysfonctionnements liés à la multiplication des interstices (externalisation, sous-traitance, etc.), favoriser la remontée d'informations sur les causes profondes et anonymiser les rapports d'erreurs, reprendre les règles des consignes et bonnes pratiques professionnelles et y intégrer les écarts à la règle, analyser collectivement les événements positifs et les événements indésirables et en diffuser les résultats, former les individus aux facteurs humains et aux mécanismes systémiques, mesurer tout projet de réduction de l'investissement en fiabilité en fonction de l'augmentation éventuelle du coût de non-fiabilité. Nous sommes très loin de Hiroshima et de Nagasaki, me direz-vous. Pas si sûr...

Chers contemporains de la fin (...). Il me semble qu'il ne nous reste plus qu'à tenter, chacun d'entre nous, de nous souvenir d'un mort, d'un seul. Mais si possible d'un mort qui ne fasse pas partie de nos morts à nous. Que quelqu'un se souvienne d'un enfant irradié à Hiroshima. L'autre, d'une femme brûlée à Dresde. Le troisième, d'un Juif gazé à Auschwitz. Le quatrième, d'un Américain noyé dans l'océan. Le cinquième, d'un homme battu à mort dans une cellule de la Gestapo. Le sixième, d'un Algérien torturé. Le septième, d'un Russe mort de froid à Stalingrad. Le huitième, d'un enfant qui sera là, gisant, irradié demain. Le neuvième, d'un marin noyé demain. Le dixième, d'un enfant qui ne verra plus le jour demain. Chacun tentera de se souvenir d'un mort passé ou à venir. Peut-être la somme de nos souvenirs et de nos deuils approchera-t-elle ce dont nous devrions au fond porter le deuil. Et peut-être pourrons-nous tirer de ce souvenir la force de prendre la résolution d'obtenir que ceux que nous pleurons aujourd'hui par avance survivent malgré tout, que l'épouvantable n'advienne pas. Günther Anders, Hiroshima est partout, Seuil, 2008 (1964), pages 518-519

Ce billet a été modifié le 2 mars 2020 puis le 6 octobre 2022