On pourrait d'ailleurs élargir sensiblement la liste des femmes invisibles et pourtant omniprésentes et indispensables au lien social : professeures des écoles, professeures des collèges et lycées, assistantes sociales, éducatrices (de jeunes enfants, en milieu handicapé, à l'aide sociale à l'enfance, etc.), infirmières, avocates commises d'office, chercheuses dans les centres de recherche scientifique, employées précaires des centres d'appel, serveuses de restaurant, vendeuses, bénévoles dans les associations humanitaires, etc. Bref, ce qui tient au care, au soin, au souci d'autrui est de genre très majoritairement féminin ; ce qui tient à la technique, aux affaires, au management, au pouvoir sur autrui (qui peut tourner en hubris) est de genre masculin.

Pourquoi les métiers du service aux êtres humains sont-ils exercés essentiellement par des femmes ? Pourquoi ces métiers, qui rendent service à chacun d’entre nous, ne sont-ils pas mieux rémunérés ? Pourquoi manquent-ils de reconnaissance ?

Revenons, ab origine fidelis, à de larges extraits de ce qu'analysa et préconisa Pierre Bourdieu dans La domination masculine en 1990 (Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 94, septembre 1990, pp. 2-31) :

La domination masculine est assez assurée pour se passer de justification : elle peut se contenter d'être et de se dire dans des pratiques et des discours qui énoncent l'être sur le mode de l'évidence, concourant ainsi à le faire être conformément au dire. La vision dominante de la division sexuelle s'exprime dans des discours comme les dictons, les proverbes, les énigmes, les chants, les poèmes ou dans des représentations graphiques comme les décorations murales, les décors des poteries ou des tissus. Mais elle s'exprime tout aussi bien dans des objets techniques ou des pratiques : par exemple dans la structure de l'espace, et en particulier dans les divisions intérieures de la maison ou dans l'opposition entre la maison et les champs, ou encore dans l'organisation du temps, de la journée ou de l'année agraire, et, plus largement, dans toutes les pratiques, presque toujours à la fois techniques et rituelles, et tout spécialement dans les techniques du corps, postures, manières, maintien. Si cette division paraît être "dans l'ordre des choses", comme on dit parfois pour parler de ce qui est normal, naturel, au point d'en être inévitable, c'est qu'elle est présente, à l'état objectivé, dans le monde social et aussi, à l'état incorporé, dans les habitus, où elle fonctionne comme un principe universel de vision et de division, comme un système de catégories de perception, de pensée et d'action.

Etant rangées par la taxinomie officielle du côté de l'intérieur, de l'humide, du bas, du courbe, du continu, les femmes se voient attribuer tous les travaux domestiques, c'est-à-dire privés et cachés, voire invisibles ou honteux, comme l'élevage des enfants et des animaux, et une bonne part des travaux extérieurs, notamment tous ceux qui ont trait à l'eau, à l'herbe, au vert (comme le sarclage et le jardinage), au lait, au bois, et tout spécialement les plus sales (comme le transport du fumier), les plus monotones, les plus pénibles et les plus humbles. Quant aux hommes, étant situés du côté de l'extérieur, de l'officiel, du public, du droit, du sec, du haut, du discontinu, ils s'arrogent tous les actes à la fois brefs, périlleux et spectaculaires qui, comme regorgement du bœuf, le labour ou la moisson, sans parler du meurtre ou de la guerre, marquent des ruptures dans le cours ordinaire de la vie et font intervenir des instruments fabriqués par le feu. Arbitraire à l'état isolé, la division des choses et des activités selon l'opposition entre le masculin et le féminin reçoit sa nécessité objective et subjective de son insertion dans un système d'oppositions homologues, haut/bas, dessus/dessous, devant/derrière, droite/gauche, droit/courbe (et fourbe), sec/humide, dur/mou, épicé/fade, clair/obscur, etc., qui, étant semblables dans la différence, sont assez concordantes pour se soutenir mutuellement, dans et par le jeu inépuisable des transferts et des métaphores, et assez divergentes pour conférer à chacune d'elles une sorte d'épaisseur sémantique, issue de la surdétermination par les harmoniques, les connotations et les correspondances. Etant donné que ces schemes de pensée d'application universelle semblent toujours enregistrer des différences inscrites dans la nature des choses (c'est vrai, notamment, de l'opposition entre les sexes) et qu'ils sont sans cesse confirmés par le cours du monde, et en particulier par tous les cycles biologiques et cosmiques, ainsi que par l'accord de tous les esprits dans lesquels ils se trouvent inscrits, on ne voit pas comment pourrait venir au jour le rapport social de domination qui est à leur principe et qui, par un renversement complet des causes et des effets, apparaît comme une conséquence parmi d'autres d'un système de relations de sens indépendant des rapports de force.

Mais si les femmes, soumises à un travail de socialisation qui tend à les diminuer, à les nier, font l'apprentissage des vertus négatives d'abnégation, de résignation et de silence, les hommes sont aussi prisonniers, et sournoisement victimes, de la représentation dominante, pourtant si parfaitement conforme à leurs intérêts.

La lucidité des exclus. Les femmes ont le privilège (tout négatif) de n'être pas dupes des jeux où se disputent les privilèges, et de n'y être pas prises, au moins directement, en première personne. Elles peuvent même en voir la vanité et, aussi longtemps qu'elles n'y sont pas engagées par procuration, considérer avec une indulgence amusée les efforts désespérés de "l'homme- enfant" pour faire l'homme et les désespoirs où le jettent ses échecs. Elles peuvent prendre sur les jeux les plus sérieux le point de vue distant du spectateur qui observe la tempête depuis la rive - ce qui peut leur valoir d'être perçues comme frivoles et incapables de s'intéresser aux choses sérieuses, telles que la politique. Mais cette distance étant un effet de la domination, elles sont le plus souvent condamnées à participer par procuration, par une solidarité affective avec le joueur qui n'implique pas une véritable participation intellectuelle et affective au jeu et qui en fait souvent des supporters inconditionnels mais mal informés de la réalité du jeu et des enjeux.

Seule une action collective visant à organiser une lutte symbolique capable de mettre en question pratiquement tous les présupposés tacites de la vision phallonarcissique du monde peut déterminer la rupture de l'accord quasi immédiat entre les structures incorporées et les structures objectivées qui est la condition d'une véritable conversion collective des structures mentales, non seulement chez les membres du sexe dominé, mais aussi chez les membres du sexe dominant, qui ne peuvent contribuer à l'affranchissement qu'en s'affranchissant du privilège piège. C'est la grandeur et la misère de l'homme, au sens de vir, que sa libido est socialement constituée comme libido dominandi, désir de dominer les autres hommes et, secondairement, à titre d'instrument de lutte symbolique, les femmes. Si la violence symbolique mené le monde, c'est que les jeux sociaux, depuis les luttes d'honneur des paysans kabyles jusqu'aux rivalités scientifiques, philosophiques et artistiques des Mr Ramsay de tous les temps et de tous les pays, en passant par les jeux de guerre qui sont la limite exemplaire de tous les autres jeux, sont ainsi faits que l'on (l'homme) ne peut y entrer sans être affecté de ce désir de jouer qui est aussi désir de triompher ou, à tout le moins, d'être à la hauteur de l'idée et de l'idéal du joueur appelé par le jeu. Cette libido d'institution, qui prend aussi la forme d'un sur-moi, peut conduire aussi bien, et souvent dans le même mouvement, aux violences extrêmes de l'égotisme viril qu'aux sacrifices ultimes du dévouement et du désintéressement.

La domination masculine constitue le paradigme (et souvent le modèle et l'en jeu) de toute domination, l'ultramasculinité allant presque toujours de pair avec l'autoritarisme politique, tandis que le ressentiment social le plus évidemment chargé de violence politique se nourrit de phantasmes inséparablement sexuels et sociaux (comme en témoignent par exemple les connotations sexuelles de la haine raciste ou la fréquence de la dénonciation de la "pornocratie" chez les partisans de révolutions autoritaires). Reste qu'on ne saurait attendre d'une simple socio-analyse, même collective, et d'une prise de conscience généralisée, une conversion durable des dispositions mentales et une transformation réelle des structures sociales, aussi longtemps que les femmes continueront à occuper, dans la production et la reproduction du capital symbolique, la position diminuée qui est le véritable fondement de l'infériorité du statut que lui impartissent le système symbolique et, à travers lui, toute l'organisation sociale. Tout incline à penser en effet que la libération de la femme a pour condition préalable une véritable maîtrise collective des mécanismes sociaux de domination qui empêchent de concevoir la culture, c'est-à-dire l'ascèse et la sublimation dans et par lesquelles s'institue l'humanité, autrement que comme un rapport social de distinction affirmé contre une nature qui n'est jamais autre chose que le destin naturalisé des groupes dominés, femmes, pauvres, colonisés, ethnies stigmatisées, etc.

Ce billet a été modifié le 9 mars 2020 puis le 4 avril 2020

Pour aller plus loin

Filles et garçons sur le chemin de l'égalité, chiffres-clés, Ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, mars 2020, 84 p.

Centre Hubertine Auclert, centre francilien pour l'égalité femmes-hommes

Orientation scolaire : peut-on sortir des biais de genre ? Être et savoir, France Culture, 8 mars 2020

Marro C., Les ressentis émotionnels, éduquer à l'orientation des sexes à l'école primaire, revue Tréma, 46, 2016, 13 p.