1937-1939 Jean Zay et les classes d'orientation : une impulsion qui ira loin
Par Jacques Vauloup le mardi 7 avril 2020, 02:23 - Ex libris - Lien permanent
L'ouvrage de Jean-Yves Séguy sur les classes d'orientation initiées par le ministre du Front populaire Jean Zay (1937-1939) présente une réforme particulièrement méconnue et pourtant fondamentale. Car, malgré leur échec apparent, les
classes d'orientation
furent porteuses de promesses de rénovation pédagogique et influencèrent au plus haut point les réformes construites après la seconde guerre mondiale.
À partir du manifeste des Compagnons de l'université nouvelle (1917), l'entre-deux guerres est le moment où apparaît la pensée d'une démocratisation de l'enseignement dans un monde scolaire où les places sont distribuées socialement entre deux ordres structurellement, spatialement et socialement séparés : l'ordre primaire (qui a son supérieur avec les écoles primaires supérieures) et l'ordre secondaire (qui a son primaire intégré distinct). Créées en mars 1939 à titre expérimental, les classes d'orientation
(6è) permettront aux élèves de bénéficier d'une année afin de choisir une orientation classique (avec latin), moderne (sans latin) ou technique. Expérience courte, limitée dans le temps et dans l'espace : 45 établissements en 1937-1938, 36 en 1938-1939.
Cette expérimentation aura occasionné des controverses et débats politiques, éducatifs, syndicaux ou scientifiques des plus vigoureux. Comment substituer en effet une logique méritocratique à une logique de prédétermination des places ? Comment concevoir un système rationnel de sélection et d'orientation à l'école ? Comment attribuer de nouvelles fonctions à un enseignement secondaire renouvelé dans ses programmes et ses méthodes ?
Ferdinand Buisson (1921) : «La nation se prive chaque année de quelques milliers d'intelligences hors ligne pour préserver ses faveurs aux médiocrités de la classe riche» (p. 25).
En 1917, des officiers compagnons de tranchée, enseignants avant guerre, les Compagnons de l'université nouvelle, échangent sur la société et l'école qu'ils souhaiteraient après guerre. Démocratie, enseignement démocratique, fin des hiérarchies de droit divin et place au mérite, «permettre de tirer le meilleur rendement de tout homme». D'où leur projet d'un enseignement primaire unique pour tous et d'une école obligatoire jusqu'à 14 ans (Ndlr : la fin de l'instruction obligatoire avait été fixée à 13 ans par la loi du 28 mars 1882, et le passage effectif à 14 ans, décidé par le Front populaire, ne sera effectivement appliqué qu'à partir de 1938).
1930-1933 : Gratuité de l'enseignement secondaire.
1933 : Examen d'entrée en sixième.
Henri Wallon : «Le but de l'orientation est de guider l'individu pour que chacun arrive à la situation qui lui convient le mieux» (p. 51). On s'oppose, évidemment, sur la place du latin, mais aussi sur les moyens d'arriver à faire fonctionner cette classe de sixième, entre deux conceptions : une conception expérimentale et différentielle (Institut national d'orientation professionnelle créé en 1928) versus une conception pédagogique naturaliste (dispositifs souples et adaptés, prise en compte de la manière dont l'élève apprend, susciter l'activité de l'élève (cf. création du Groupe français d'éducation nouvelle en 1929).
L'avocat Jean Zay (1904-1944) restera ministre de l'éducation nationale et des beaux-arts du 4 juin 1936 au 10 septembre 1939. Un exploit, à l'époque où les ministères et les gouvernements valsaient au bout de quelques mois. Son projet occasionnera beaucoup d'oppositions, y compris dans son propre camp.
Justice sociale : «La justice sociale n'exige-t-elle pas que, quel que soit le point de départ, chacun puisse aller dans la direction choisie aussi loin et aussi haut que ses aptitudes le lui permettront ?»
Aptitudes : Les choix opérés doivent s'effectuer en fonction des aptitudes
; ces dernières dépassent les connaissances scolaires, mais elles restent ambiguës, car elles permettent et potentialisent l'individu certes, mais elles le limitent et le freinent aussi…
La «classe d'orientation» est «une classe d'exercices permettant de discerner les aptitudes, de mesurer l'élan au travail, d'apprécier l'intérêt que chaque élève porte à tel ou tel ordre d'études». Et, in fine, la famille choisit l'orientation : classique, moderne ou technique. Mais ce n'est pas une classe livrée aux experts et aux expérimentateurs ; elle reste de la responsabilité des pédagogues. Albert Châtelet : «La fonction d'orientation appartient à tout le corps enseignant». L'Institut national d'orientation professionnelle de Laugier et Piéron est prié de rester à l'écart du projet. Création de la fonction d'enseignant «directeur des études», une fonction de coordination (Ndlr : ancêtre de celle de «professeur principal» qui n'apparaîtra qu'au début des années 1960). Création du «conseil de classe». Il se réunit 1 fois par semaine au premier trimestre. On parle «orientation continuée», «orientation échelonnée», et non plus «orientation-couperet», on parle «orientation scolaire» et non «orientation professionnelle».
De nombreux débats et controverses feront jour, autour de questions-clés : Quelle logique d'orientation : orientation scolaire ou orientation professionnelle ? Orientation ou sélection ? Qui oriente : les orienteurs, les professeurs, la famille ? Sur quelles bases de décision : avec ou sans latin ?
À la rentrée 1937, le ministre Jean Zay, par souci de compromis entre des tendances opposées, instaure des «professeurs-orienteurs» rapidement formés afin de repérer les aptitudes des élèves (en 4 jours).
En juillet 1938, un bilan mitigé est réalisé après la première année de mise en œuvre. Si le dispositif favorise la coopération entre les professeurs (direction des études, conseil de classe), le discernement des aptitudes, le constat des connaissances les choix prédéterminés par l'âge obtiennent des résultats moins positifs. En juillet 1939, le constat semble plus positif, mais la voie technique continue d'être très peu choisie. Roger Gal (1906-1966) participera à cette expérience à Sens en tant que jeune professeur. Au printemps 1939, le SNALC et la Société des agrégés auront raison de l'expérimentation car la généralisation, tant redoutée par les milieux les plus conservateurs, approchait… Et la deuxième guerre mondiale aussi…
L'un des tenants de la réforme, Maurice Lacroix, dira rétrospectivement de celle-ci en 1958 : «Il est sans doute désirable que l'enfant ne soit pas jeté dans la vie sans avoir acquis certaines connaissances dont l'homme aura besoin pour l'exercice de son métier. Il est encore plus nécessaire qu'il soit préparé à sa profession d'homme (…). Le métier n'est pas toute la vie de l'homme. Il faut assurer à l'enfant, dans la mesure de ses aptitudes, une culture générale aussi large que possible.» Après la seconde guerre mondiale, de 1945 à 1949, les expériences de Jean Zay seront reprises, presque à l'identique, par Gustave Monod dans ses «classes nouvelles». Mais cette fois, la psychologie scientifique ne sera pas écartée de la réforme, comme elle l'avait été en 1937-1939, mais alliée étroitement à sa mise en oeuvre. Précurseur du plan Langevin-Wallon (juin 1947), l'expérience des classes d'orientation (1937-1939) du grand ministre et homme d'Etat Jean Zay (1904-1944), assassiné sauvagement par la Milice, aura bel et bien donné une impulsion et engagé une dynamique qui ne s'arrêteront pas de si tôt.