Style et entretien clinique
Par Jacques Vauloup le dimanche 20 décembre 2020, 05:03 - Allo j'écoute... - Lien permanent
Ils ne quittent jamais le creuset humain, ils y trouvent la créature mutilée, ils y rencontrent aussi les seules valeurs qu'ils aiment et admirent, l'homme et son silence. Il n'y a qu'un seul luxe pour eux, c'est celui des relations humaines
(Camus, Sisyphe). Dans Le pari du style dans l'entretien clinique, en psychologue clinicienne et linguiste, Fabienne Boissiéras associe style et entretien clinique. Essentiel. Sustentateur.
Maître de conférences en langue et style à l'université Lyon III Jean Moulin, spécialiste de la littérature du XVIIIè siècle, Fabienne Boissiéras est aussi psychologue clinicienne en milieu hospitalier. Elle conduit des recherches sur l'analyse du discours oral dans le contexte des entretiens cliniques en psychopathologie : concepts de positionnement, co-énonciation, mobilisation empathique. Cet inédit est né d'un scrupule de linguiste
, affiche l'autrice d'entrée : Les événements de parole apparaissent précieux, car ceux-ci sont ramenés au hic et nunc d'une rencontre singulière et articulés par un sujet qui tente de formuler à sa manière ce qui se joue en lui
(pages 11-12).
Fabienne Boissiéras rappelle l'importance de l'apport de John Langshaw Austin dans How to do things with words (Quand dire, c'est faire, 1962, trad. française en 1970) : La langue est toujours sensible et sensée, quand bien même elle s'avère incongrue, absurde ou délirante
(page 27). Ici, ce n'est pas seulement la sémantique, mais la rhétorique, la pragmatique, la linguistique qui sont mobilisées. Ce qui fait de l'ouvrage de Fabienne Boissiéras un inédit irremplaçable.
Elle cite également Jean Guillemin qui, en 1985, dans la revue Psychiatrie française, parlait ainsi des mots en souffrance et des attitudes d'écoute : On peut penser que l'écoute spécifique consiste à ramener les messages verbaux à l'état temporaire de messages expressifs ou indiciels. En s'arrêtant au comment (le style) de leur délivrance, le praticien s'intéresse en somme à la souffrance des mots noyés dans le corps, au langage souffrant comme expression de la personne souffrante, offrant ainsi à celle-ci la possibilité de porter avec lui attention à une expression de son corps psychique torturé, distingué de son moi sujet
(page 64).
À sa manière, selon son style
Ceux qui viennent parler au sein des unités de soin, mais aussi d'éducation, de malêtre, parlent quoi ? de quoi ? d'où ? et comment ? L'autrice propose aux psychologues de prêter oreille aux petits mots
ça
, en
, y
, de les écouter comme de possibles transformateurs d'identité
, d'entendre ces petits mots qui cognent à l'oreille. Mais aussi de faire attention aux doubles négations (je ne peux pas ne pas
) qui fonctionnent comme des stratégies d'évitement, d'opacité, et au parti-pris du négatif (je suis nulle
, je n'ai jamais su
). Et d'utiliser des adoucisseurs du discours
(sans doute
, sinon
, il est probable
) et des locutions adverbiales ou ajustements du dire
en fin de compte
, à vrai dire
qui dégagent l'horizon.
Deux vignettes cliniques sont présentées avec précision : Madame Gendraud ou le refus du plaisir (page 86) ; Madame Sermonet ou la fonction stationnaire de la plainte (page 112). Dans ce dernier cas, elle note l'usage des concessives bien que
, si... alors
, si j'avais
et le rôle majeur des constructions pronominales je me pique
, je me shoote
, je me défonce
. Pour elle, le tact, de nature esthétique et éthique, a beaucoup d'importance en psychologie clinique car la matière verbale est à hauts risques
(chapitre 4, page 237). Elle décrit enfin par le menu deux dispositifs thérapeutiques collectifs Les limites de mon monde
et Addiction et spatialité
, proposés à des patients à la peur phobique de sortir, d'explorer plus loin.
Tout en ne le posant pas comme tel, cet ouvrage inédit, passionnant, exigeant, écrit, constitue un plaidoyer fort convaincant pour le développement d'approches interdisciplinaires dans les pratiques réflexives des psychologues. Les études de langue et de style pourraient ainsi prendre place dans la formation initiale et continue des psychologues : sémantique certes, mais aussi rhétorique, pragmatique, linguistique. Il y a bel et bien un style et une manière de s'exprimer chez le patient, mais aussi chez le praticien. Autant y travailler. Un chemin de crête astreignant mais indispensable.
Ce billet a été modifié le 21 décembre 2020 puis le 4 avril 2021