Extraits

Alors que dans les conversations de ce genre, il arrive un moment où l'on se dit avec un brusque sursaut : "Stop ! Jusque là, mais pas plus loin !" parce que l'abandon auquel on aspirait devient trop dangereux (car comment retourner en soi-même et comment se retrouver seul après coup ?), cet instant ou ce degré n'intervenait jamais avec Broch, rien ne vous criait stop, nulle borne ou pancarte ne se dressait pour vous mettre en garde, ou continuait de trébucher, de courir plus loin, plus vite, comme ivre. Il est stupéfiant de constater combien l'on a de choses à se dire sur soi-même, plus on s'aventure et se perd et plus cela coule : des profondeurs jaillissent les sources chaudes, on se meut dans un paysage de geysers.

(...) L'attention de Broch était ponctuée de petits soupirs bien perceptibles qui vous prouvaient que vous n'étiez pas seulement écouté, mais accueilli comme si chaque phrase que vous prononciez vous faisait entrer dans une maison où vous pouviez tranquillement vous installer. Ces petites expirations étaient des honneurs rendus par l'hôte comme s'il disait : "Qui que tu sois, et quoi que tu dises, tu es mon invité, reste aussi longtemps qu'il te plaira, reviens, reste pour toujours !" Elles offraient le minimum de réaction là où des mots et des phrases élaborés auraient signifié un jugement ou ressemblé à une prise de position avant qu'on se fût installé, avec tout ce qu'on traîne avec soi, dans cette demeure hospitalière. Le regard de l'hôte était toujours dirigé à la fois sur vous-même et vers l'intérieur des espaces où il vous conviait. Bien que sa tête le fît ressembler à un grand oiseau, son regard ne cherchait jamais à agripper, à capturer (p. 37).

(...) Broch percevait essentiellement le monde à travers son souffle (la nudité du souffle), c'était son principal sens. Alors que d'autres sont contraints d'entendre ou de voir sans répit sauf la nuit où ils trouvent un refuge dans le sommeil, Broch était perpétuellement livré à son souffle qu'il ne pouvait suspendre et qu'il essayait d'échelonner à l'aide de petits grognements à peine perceptibles que j'ai dénommés sa ponctuation respiratoire (p. 37).

Ce qu'on nomme communément la curiosité prenait chez lui une forme singulière qu'on aimerait qualifier de libido respirandi (p. 37).

L'écoute n'est pas un acte passif. Elle se caractérise par une activité particulière. Je dois commencer par souhaiter la bienvenue à l'autre, c'est-à-dire approuver l'autre dans son altérité, dans son entièreté. Ensuite, je suis à son écoute. L'écoute est un cadeau, un don, un abandon, une donation, une étrenne, une dotation, une adresse, une générosité, une gratuité, un partage. Elle seule aide l'autre à accéder à la parole. L'écoute seule amène l'autre à la parole. J'écoute déjà avant que l'autre parle. L'écoute invite l'autre à parler, le libère de son altérité. Comme le dit le philosophe coréo-berlinois Byung-Chul Han dans L'expulsion de l'autre dans ce chapitre si bellement dénommé, en écho à Bachelard, Pour une poétique de l'attention : L'écouteur est un espace de résonance dans lequel l'autre se libère par la parole. L'écoute peut ainsi être curative (page 114).