Donner, recevoir, rendre

L'homme n’a pas toujours été un animal économique doublé d’une machine à calculer ; les sociétés premières ne s’organisaient pas selon les principes du marché, mais selon la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Pour Marcel Mauss et ses successeurs, tels qu'Alain Caillé, le don n’a rien à voir avec ce qu’on entend le plus souvent par lui : geste désintéressé, proche de la charité ou du sacrifice. Le don, explique Alain Caillé, est un acte chargé d’ambivalence, désintéressé en un sens, mais tout autant intéressé, à la fois libre et obligé.

Cette triple obligation régit en réalité l’essentiel de nos rapports aux autres. Et il faut dès à présent l’universaliser pour jeter les bases d’une véritable philosophie politique alternative, qui permettra de dépasser le néolibéralisme et la vision économiciste des sujets humains. Extensions du domaine du don montre à quel point il est éclairant d’étendre l’approche par le don à tous les secteurs de la vie sociale : le jeu, le care, le rapport à la nature, les relations internationales, le sport, l’art, la consommation, les psychothérapies, la religion, la question du pouvoir, etc.

Et... demander

«La relation de don, telle qu'analysée par Mauss, est la forme générale du rapport entre les sujets humains pour autant qu'ils entendent se considérer comme des personnes reconnues comme telles et valorisées dans leur singularité. Il est un opérateur de reconnaissance et de singularisation. Je te donne ceci, et pas autre chose, à toi, parce que tu es toi, et pas quelqu'un d'autre» (p. 10). Caillé propose d'élargir le cycle symbolique (sumbolos, qui rassemble) du don à 4 éléments : DEMANDER - DONNER - RECEVOIR - RENDRE. Auquel il oppose le cycle diabolique (diabolos, qui sépare) : IGNORER - PRENDRE - GARDER - REFUSER. «Les sujets ne peuvent être vraiment hommes que s'ils sortent d'eux-mêmes, que s'ils s'adonnent ("J'ai tout donné !") : l'engagement dans la capacité à faire advenir quelque chose, du jamais vu, du jamais ouï : musique, art, foot, tennis, etc.

S'appuyant sur ses propres observations relatives au potlatch des tribus du nord-ouest américain, au commerce kula en Nouvelle-Guinée, et à l'échange des biens taouga chez les maoris de Nouvelle-Zélande, Marcel Mauss, neveu de Durkheim, a trouvé qu'aux origines des sociétés n'est ni le contrat, ni le marché, ni la vente, mais le don. Donner, c'est donner quelque chose de soi, et en donnant, on se donne.

Manifeste convivialiste

Publié en 2013 (1è édition), le Manifeste convivialiste, d'audience mondiale (2è édition en février 2020), appelle à vitaliser la "convivialité" ou la "conviviance" à l'échelle mondiale. Pour le mouvement qu'il est devenu, le don est valable aujourd'hui à la fois dans la socialité primaire (famille, amitié, associations) et dans la socialité secondaire (marché, entreprises). «Le don doit s'appliquer en politique afin que les hommes puissent s'opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier» (p. 66). «Personne ne sait combien de temps cette société mondiale néo-libérale et parcellitaire peut encore tenir. Elle est grosse de multiples catastrophes économiques, sociales, climatiques, écologiques, guerrières et morales. Il va nous falloir inventer très rapidement des formes de démocratie post-croissantistes» (p.230).

Le convivialisme repose sur quatre principes : commune humanité, commune socialité, légitime individuation, maîtrise de l'individuation.

Dans sa conclusion, Alain Caillé se livre à un salutaire travail de résonance avec les thèses du dernier ouvrage de Harmut Rosa, Résonance, une sociologie de la résonance (2018), dont l'importance est telle que j'y consacrerai prochainement plusieurs billets spécifiques. A la "société de l'écoute" (responsive society) prônée par Rosa, Caillé, faisant référence à la société décente (Margalit, 2012), répond : «Dans la perspective de Mauss, le politique, qui façonne les communautés politiques, est vu comme une intégrale des dons, des décisions prises par les membres de la communauté d'être alliés plutôt qu'ennemis ou indifférents, et de concrétiser ce choix de l'alliance par des dons de paroles certes, mais aussi de biens, de services, de créations et d'engagements. D'adonnements» (p. 309). ■

Pour ne pas en finir avec le don :

MAUSS : Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales. Deux points essentiels pour lui : (1) dans les sciences humaines et sociales, les spécialisations n'ont de sens et de légitimité que pensées comme moments d'une science sociale généraliste trop souvent perdue de vue ; (2) l'urgence est de surmonter l'hégémonie scientifique et politique de la science économique. Le paradigme du don est premier. Théories "amies" : le care, la lutte pour la reconnaissance, l'histoire connectée, l'anthropologie, la psychologie existentielle, les sociologies pragmatistes, l'économie des conventions, la théorie de la résonance.

Revue du Mauss

La crise du coronavirus est celle du néo-libéralisme, Alain Caillé sur France inter le 4 mai 2020