Les mots nous manquent... S'il n'y avait que pour cela, me diriez-vous... Et pourtant, changer de langage n'est-il pas indispensable pour changer de monde, ou en tout cas tenter de le réenchanter ? Que l'on parle de culture, d'éducation, de travail, de santé, de démocratie, d'anthropocène, de bilan carbone ou de mobilités quotidiennes...

Beaucoup de praticiens du vélo quotidien peinent à convaincre les cyclistes du week-end de passer au vélo chaque jour... Ils enragent souvent devant les autos pollueuses-encombreuses-tueuses-coûteuses... Ils tempêtent contre les pouvoirs publics et les collectivités locales qui jouent la montre dans le déploiement de politiques réellement incitatrices au développement du vélo quotidien en ville, en périphérie urbaine et à la campagne...

Et Joseph D'halluin ajoute : Pour changer massivement les comportements de mobilité, il faut changer les institutions sociales, en particulier l’organisation de la voirie, l’offre de transports collectifs et l’aménagement du territoire… Néanmoins, pour faire basculer l’opinion publique, choisir d’autres mots que ceux du langage courant ou que ceux qui sont imposés par nos adversaires, c’est se donner la chance d’imposer un autre cadre aux débats.

On s'y colle ? Florilège facétieux

Plutôt que : «les cyclistes, les automobilistes, les piétons», préférer : «les personnes utilisant tel ou tel mode de déplacement».

Plutôt que : le cycliste a renversé un piéton sur le trottoir, préférer : la personne à vélo circulant illégalement sur le trottoir a renversé une personne qui s'y promenait.

Plutôt que : une voiture a renversé un cycliste dans un carrefour, préférer : la personne qui conduisait une auto en oubliant qu'elle avait dans les mains un engin de mort a renversé une personne à vélo dans un tourne-à-droite qui lui était réservé.

Plutôt que : C....-toi, pov' con, t'as rien à faire d'vant moi au feu rouge et tu dégages vit' fait ta main d' ma carrosserie sinon j' t'en colle une ! et en réponse C...ard, pov' keum, t'as pas vu que tu empiètes sur un espace réservé aux cyclistes ! préférer : Cher Monsieur qui utilisez un bicycle qui, savez-vous, peut occasionner quelque danger à votre âge, êtes-vous bien certain ce faisant de respecter les us et usages, droits et devoirs référencés dans le Code de la route ? et en réponse : Mon cher Monsieur, je vous suis reconnaissant pour l'intérêt inopiné que vous portez à ma santé, mais nonobstant votre ire présente que je présume passagère, je vous invite respectueusement à baisser vos yeux ébaubis vers la signalisation routière de ce lieu plutôt que vers votre téléphone portable.

Plutôt que : le vélo, une mobilité alternative, préférer : le vélo, une mobilité simple, douce, peu coûteuse, aérante, bonne pour la santé et le bilan carbone, sans stress, respectueuse des autres modes de déplacement autorisés. Ou encore : l'auto, une mobilité alternative au vélo et au transport en commun.

Plutôt que : journée sans voiture (pour nommer la journée nationale que le gouvernement s'apprête à décréter 1 fois par an puis 1 fois par mois et enfin 1 fois par semaine, on a le droit de rêver, non ?), préférer : Paris respire (déjà fait), Le Mans inspirant (à faire), Rouperroux-le-coquet s'ébroue (plus seyant, non ?), Haleine reprend haleine (facile, mais les locaux savent de quoi je parle), Savennières prend l'air près de Liger (je l'ai souvent vérifié) ou Lignères-la-doucelle anhèle (plus original, non ?)

La bagnole n'est pas près de perdre l'hégémonie qu'elle a conquise car le grand récit, le storytelling qui l'a construite persistera longtemps : la liberté, la rapidité (mise en question), la virilité (mise en question), le progrès technique (mis en question), la distinction sociale, etc. Néanmoins, conclut judicieusement Joseph D'halluin, À moindre coût, il est possible de lutter contre les signifiants de nos existences et de rendre plus sensible le caractère désastreux de notre espace public. Par ce biais, nous ne changeons pas réellement les conditions matérielles dans lesquelles les individus déploient leurs choix quotidiens, mais les victoires sur le champ culturel nous permettent d’obtenir a minima une moindre opposition, voire une adhésion, à nos propositions politiques. Autrement dit, en nous attaquant au narratif qui entoure l’automobile ou en essayant d’en imposer un nouveau grâce notamment au vélo, nous obtiendrons peut-être plus facilement des mesures, qui, elles, attaquent le mal à la racine : une redistribution de l’espace public en faveur de pistes cyclables sécurisées et continues, la réduction du trafic et des vitesses, des politiques d’aménagements du territoire visant une mobilité modérée.