L'acte de tenir conseil, par Alexandre Lhotellier
Par Jacques Vauloup le vendredi 15 février 2019, 05:23 - Allo j'écoute... - Lien permanent
Après Alexandre Lhotellier témoin du tenir conseil, Alexandre le grand dépaysement, Mon autoformation et La consultance, nous poursuivons aujourd'hui, avec L'acte de tenir conseil, la publication intégrale d'articles à nos yeux fondamentaux d'Alexandre. Dans cet article paru dans le numéro spécial que la revue L'orientation scolaire et professionnelle avait consacré en mars 2000 au conseil en orientation, Alexandre Lhotellier préfigure l'ouvrage Tenir conseil, délibérer pour agir qui paraîtra en avril 2001 chez Seli Arslan.
Résumé. Le conseil s'est souvent banalisé en donner des conseils
, le contraire de tenir conseil : délibérer pour agir.
Nous avons oublié son sens politique fondamental, comme dans conseil municipal, etc. Le conseil est à la base même de la démocratie. Mais qu'est devenue cette pratique dans le conseil d'administration, le conseil de classe, le conseil de quartier, etc. ?
Des milliers de conseillers travaillent parmi nous. Est-ce le règne de spécialistes, d'experts, ou est-ce un autre phénomène : aide, accompagnement, tutorat, mentorat, coaching, counseling ? Tenir conseil est une activité qui nous concerne tous.
Il n'y a jamais eu autant d'urgence et d'importance à tenir conseil pour faire face à l'événement et à l'urgence, pour s'approprier l'information et le savoir, pour fonder les décisions, pour créer et innover, pour accompagner les changements, pour l'art de se conduire, pour l'art de participer − conseil de groupe, de transcender, de donner sens à nos actes, à nos travaux, pour créer de l'intelligence collective, une citoyenneté active.
PLAN DE L'ARTICLE
1. Nécessité de clarification d'une définition du tenir conseil
Ce que le conseil n'est pas, ce qu'il est
Tenir conseil est acte d'autonomisation, d'émancipation
2. La centration du conseil
La centration du conseil, c'est l'agir sensé, en situation, d'une personne en devenir.
2.1. L'agir sensé
2.2. En situation
2.3. D'une personne en devenir
3. Le conseil est mis en œuvre par une démarche d'action
3.1. La visée de valeurs et d'images symboliques fondatrices précise un esprit et une éthique.
3.2. L'écoute continue des processus en cours (éveil, veille, vigilance) permet d'éviter de figer des mouvements, d'éviter une perspective statique, mécanique, en coupant les processus de leurs conditions d'émergence (l'état naissant) et de suivre le développement continu des événements.
3.3. Un rythme d'opérations de méthodes, de procédures, d'instrumentation en cohérence, en implication avec la visée de valeur et la vision globale, et avec l'écoute des processus implicites.
4. Le conseil s'inscrit dans une construction globale
5. Le conseil, démarche qui est en construction continue
5.1. Tenir conseil comme communication dialogique
5.2. Le conseil comme travail du temps (moment-rythme)
5.3. Le conseil comme travail de méthode
5.3.1. Le travail du sens
La limitation du sens
L'ouverture du sens
Le discernement du sens
5.3.2. Travail de projet
5.3.3. Le travail de l'agir
6. Le conseil est régulé par une évaluation
7. Le conseil s'insère dans un champ spécifique donné
Pour conclure : Serons-nous à la hauteur du parcours de l'extrême ordinaire ?
Plus il y aura de violence, de souffrance, d'ignorance, d'incommunication, de rareté du temps, de manque de repères, de nihilisme complaisant, d'insignifiance, plus il y aura besoin de tenir conseil. On ne peut négliger cette nécessité si on ne veut pas d'une société d'experts qui décident à notre place. Le conseil est confrontation continue à la contingence brutale, à l'urgence des situations difficiles, où les abstractions ne peuvent servir d'alibi.
Le conseil est inéluctable, indispensable à la construction continue d'une société. Et maintenant, tout reste à faire. Tenir conseil ne peut exister qu'avec la pensée forte de conseillers conscients de leur tâche. Nous sommes loin d'avoir développé ce que le conseil a de spécifique et de décisif.
On peut trouver étonnant, malgré tout le développement incessant des pratiques de conseil, que l'université ne lui donne pas sa place. Par comparaison, la psychothérapie et la psychanalyse, qui concernent moins de personnes, ont gagné (mais par des événements politiques comme 1968) leur place théorique honorifique, alors même que la formation pratique reste en dehors. À quand une réflexion critique/créative sur tout cela, alors même que se créent des institutions européennes du conseil ?
On ne peut plus se contenter du rôle de conseiller comme supplétif d'un système sans projet. Face à des dispositifs de contrôle incessants (et communication instantanée), comment créer des agencements collectifs de veille et d'éveil des personnes (il y a bien des systèmes de veille technologique) échappant à la fois aux savoirs constitués, aux pouvoirs dominants, aux marchés de consommation, aux médias dévorants ?
Si une société peut se définir par ses contradictions, ses conflits, elle se définit aussi par ses fuites, surtout devant la personne. Il ne suffit pas de célébrer les droits de l'Homme, il manque ce souci de la personne au quotidien des actes. Comment le devenir personne peut-il exister dans ce monde de contradictions ?
La personne a-t-elle un pouvoir constituant, un pouvoir de résistance ? Et le savoir est-il pouvoir d'émancipation ou de servitude ? Le conseil, plus que transgressif ou subversif, est intempestif (Nietzsche), c'est-à-dire pouvoir de créer du nouveau, de créer l'irruption d'un devenir possible.
Si l'on veut que le travail des sciences humaines ne soit pas un décor éphémère obligatoire, sans réelle diminution de l'inhumain de chacun d'entre nous, il y a bien nécessité du travail de tenir conseil. Si l'on veut que le savoir ne se réduise pas à une consommation futile, mais au contraire se développe dans un vrai travail de soi, il y a bien nécessité de tenir conseil. Si l'on veut que le savoir ne soit pas réservé à quelques privilégiés de la culture ou de la finance, il y a bien nécessité de tenir conseil.
Tenir conseil est devenu un acte nécessaire, ordinaire. Serons-nous à la hauteur du parcours de l'extrême ordinaire ? C'est le plus grand défi lancé aux sciences humaines : la construction du sens des actes des personnes, des groupes, des institutions. La situation est trop grave pour rester enfermés dans des langages hermétiques. La rationalité pratique n'a pas gagné à ce genre de pathos. Mais il est urgent que les méthodes puissent se laisser instruire par la souffrance, par le tragique des violences ordinaires. Alors, peut-être, issu d'une éthique de la connaissance, le service pourra contribuer à construire une solidarité de personnes."Ce n'est pas ce qui est, mais ce qui pourrait et devrait être, qui a besoin de nous" (Castoriadis, 1997). ■